August 31, 2010

Histoire d'un mot : « végétarien »

Tristan GRELLET
Si le végétarisme est un régime ou une philosophie multimillénaire, le terme actuellement utilisé désignant celui qui le pratique n’existe, dans sa forme anglaise (la plus ancienne), que depuis environ 170 ans. La date même de son apparition est sujette à discussion ; quant à sa définition, elle est longtemps restée floue, aussi bien en anglais qu’en français. Aujourd’hui encore, on ne sait pas toujours ce que la notion de végétarien recouvre. Tâchons de faire le point.

Des origines anglaises

La Vegetarian Society prétend avoir créé le mot vegetarian à partir du latin vegetus (« bien vivant », « vif ») en 1847, lors de sa fondation
(1). En réalité, ce terme était déjà employé au début des années 1840, sa première attestation datant même, selon l’Oxford English Dictionary, de 1839. On le trouve sous la plume de Frances Anne (dite « Fanny ») Kemble, comédienne et femme de lettres britannique, dans Journal of a residence on a Georgian plantation in 1838-1839 (2). En ce qui concerne l’étymologie, vegetarian semble avoir été formé irrégulièrement à partir de vegetable (3) (« légume ») et du suffixe -arian plutôt que directement à partir de vegetus. Quoi qu’il en soit, c’est bien la Vegetarian Society qui a popularisé et officialisé vegetarian, le substituant au terme alors en vigueur de pythagorean (« pythagoricien (4) »). La première définition qu’elle en donnait laissait la possibilité à l’adepte du végétarisme de consommer ou non des produits laitiers ou des œufs (5). Cette alternative est encore présente dans la définition qu’elle propose aujourd’hui (6). Les premiers dictionnaires, de langue anglaise, à accueillir vegetarian et son dérivé, vegetarianism, se font l’écho d’une telle acception. Par exemple, The Imperial Dictionary (1854) :

« VEGETAʹRIAN, n.
One who abstains from animal food, and lives exclusively on vegetables, eggs, milk, etc. — 2. One who maintains that vegetables constitute the only proper food for man. »
(« VÉGÉTARIEN, n. Celui qui s’abstient de nourriture animale et vit exclusivement de végétaux, d’œufs, de lait, etc. — 2. Celui qui soutient que les végétaux constituent la seule nourriture qui convient à l’homme. »)

Nous pouvons néanmoins constater que le fait de consommer ou non des produits laitiers ou des œufs n’est plus présenté comme une alternative au sein d’une seule définition mais fait l’objet de deux définitions, donc de deux conceptions, contradictoires. Étonnamment, c’est la seconde définition seule qui sera retenue par An American dictionary of the English language pour expliquer vegetarian, et qui restera telle quelle pendant tout le xixe siècle. On aboutit même parfois à des paradoxes : dans le supplément à l’Imperial Dictionary, la définition de vegetarian exclut la consommation d’œufs et de produits laitiers, mais celle de vegetarianism les inclut !

L’arrivée en France

Si on ne peut dater précisément l’introduction du mot végétarien en français, il est manifeste qu’il est apparu bien avant la date généralement donnée par les dictionnaires 
(7): 1873. On peut en effet le relever dès 1853 sous la plume du chimiste Anselme Payen dans Des substances alimentaires. Celui-ci, sans surprise, reprend un certain nombre de clichés de l’époque : les végétariens forment une secte, née en Angleterre, « pays des excentricités », et leur système, ne présentant que des inconvénients, n’est pas voué à un grand succès. L’auteur mentionne ainsi le fait que les Anglais sont et resteront le plus fort consommateur de viande au monde (8).

Comme le remarque Dupré dans son Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain : « La formation du mot végétarien est surprenante ; on attendrait végétalien ou végétaliste ; le suffixe -arien est rare en français, et réservé aux dérivés de mots en -aire (agrarien, prolétarien, unitarien). » Bref, ce terme est un calque maladroit et paresseux de l’anglais, comme l’atteste le dérivé végétarianisme, seul à figurer dans les suppléments au Dictionnaire de la langue française de Littré et au Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Larousse (tous deux parus en 1877), tandis que son successeur, végétarisme, figurera à ses côtés dans le second supplément au Grand Dictionnaire universel (paru en 1890). Dans un premier temps les dictionnaires de Littré et de Larousse ne donnent que les végétaux pour toute alimentation du végétarien (« qui ne vit que de substances végétales »). Végétarien finissant par s’imposer péniblement en France au détriment de l’ambigu pythagoricien ou de l’ironique légumiste
(9), la francisation de son dérivé, végétarianisme, est à l’ordre du jour. Puis, à partir des années 1890, les dictionnaires accueillent végétarisme et végétalisme (10), ce dernier terme étant le plus conforme à notre langue, mais mal relié à végétarien. Cette soudaine profusion de mots pour désigner une même réalité n’est pas sans créer de confusions. Le plus ancien (et le plus lourd), végétarianisme, va donc rapidement disparaître. Quant à végétalisme, il ne va pas détrôner végétarisme, alors solidement installé, mais va prendre le sens de ce dernier, qui lui gagnera celui que l’on connaît aujourd’hui. Bien que les premiers Petit Larousse ne fassent pas encore nettement la distinction entre les deux termes, (11) ce n’est pas le cas du Grand Dictionnaire universel, qui propose de surcroît des définitions tout à fait intéressantes : pour végétarisme, « Doctrine diététique, consistant dans l’abstention de tout aliment qui ne peut s’obtenir que par la destruction d’une vie animale » ; pour végétalisme, « Régime des personnes qui se nourrissent exclusivement de végétaux ». On peut toutefois constater que nos dictionnaires, contrairement aux dictionnaires de langue anglaise, n’évoquent que l’aspect diététique du végétarisme, en occultant le choix éthico-philosophique. Si Le Petit Larousse a remédié à cette lacune dans les dernières éditions de son dictionnaire, Le Petit Robert continue pour sa part à ne parler que de « doctrine diététique ».

Des problèmes de définition

Tous les dictionnaires en revanche proposent une définition « apophatique » de végétarisme, le définissant avant tout non par ce qu’il permet de manger, mais par ce qu’il interdit de consommer. Même si René Suzineau pensait que définir le végétarisme de façon positive le rendrait plus attrayant, on se rend vite compte des problèmes engendrés par cette solution : une imprécision si l’on se limite aux végétaux et le risque d’une liste interminable si l’on y ajoute le lait, les œufs, le miel, les champignons, les algues bleues
(12)

Une autre différence entre Petit Larousse et Petit Robert est que le premier inclut le végétalisme (aussi appelé « végétarisme pur ») dans le végétarisme, à l’instar de ce qu’a toujours préconisé la Vegetarian Society, tandis que le second oppose les deux. Dans le premier cas, il sera pertinent de parler d’ovo-, de lacto- et d’ovo-lacto-végétarien (termes apparus au début du xxe siècle) ; mais, quel que soit le cas, parler de semi-végétarien paraît hasardeux, et totalement inapproprié dans le cadre d’un végétarisme éthique
(13).

Le végétarisme éthique, justement, ne peut se satisfaire de la définition traditionnelle donnée à végétarisme, « qui exclut de l’alimentation la viande » (Le Petit Robert) ou « Système d’alimentation supprimant les viandes » (Le Petit Larousse), car, si viande peut recouvrir au sens large (et notamment lorsque le mot est mis au pluriel) la chair du poisson, il ne saurait englober la gélatine ou la présure, toutes substances qu’un végétarien « éthique » cherchera à éviter. Dans ce cas, une seconde acception du mot pourrait être, mutatis mutandis, celle que propose le Grand Dictionnaire universel, citée plus haut : « Doctrine diététique, consistant dans l’abstention de tout aliment qui ne peut s’obtenir que par la destruction d’une vie animale. » Formulé de façon plus contemporaine, cela peut aboutir à la définition suivante : « Nous appellerons végétarien toute personne qui […] s’abstient, lorsque cela est humainement évitable dans les conditions où elle se trouve, de supprimer directement ou indirectement la vie des animaux, pour quelque raison que ce soit […] » (André Méry, Les Végétariens. Raisons et sentiments). Celle-ci a le mérite de pouvoir être appliquée à un végétarien, un végétalien ou un vegan
(14), encore qu’elle s’éloigne un peu des définitions couramment admises. 

Comme nous venons de le voir, le terme végétarien, ainsi que ses dérivés, a eu depuis sa naissance une histoire mouvementée et a beaucoup varié dans sa signification. Aujourd’hui encore, il suffit de faire un sondage autour de soi pour constater qu’il y a presque autant de définitions différentes de ce mot que d’individus interrogés. Si nos dictionnaires accordent une place plus importante aux mots du végétarisme et en peaufinent la définition, force est de constater que la définition idéale reste à inventer…

Tristan GRELLET
www.lesmotsduvegetarisme.fr

Passionné de français et intéressé par les langues en général, Tristan Grellet est correcteur pour différentes maisons d’édition (Larousse, Gallimard…). Il suit également des études de lettres classiques.




(2) « The sight and smell of raw meat are especially odious to me, and I have often thought that if I had had to be my own cook, I should inevitably become a vegetarian, probably, indeed, return entirely to my green and salad days » (« La vue et l’odeur de la viande crue me sont particulièrement désagréables, et j’ai souvent pensé que si j’avais dû être ma propre cuisinière, je serais inévitablement devenue végétarienne et probablement, en fait, retournée totalement à ma verte jeunesse »).

(3) Vegetable vient de l’ancien français vegetable, lui-même issu du latin vegetabilis, « vivifiant », qui a pour origine vegetare, « animer », celui-ci étant tiré de vegetus. Nous voyons donc que, quelle que soit l’hypothèse étymologique privilégiée, vegetarian vient bien de vegetus, même si dans ce cas c’est par un lointain cheminement.

(4) Du nom de Pythagore, philosophe et mathématicien grec qui aurait été végétarien.

(5) Ce qui se traduit dans les repas mêmes confectionnés à l’occasion des réunions de la Vegetarian Society, où sont proposés indifféremment plats végétariens et végétaliens.

(6) « A vegetarian is someone living on a diet of grains, pulses, nuts, seeds, vegetables and fruits with or without the use of dairy products and eggs » (« Un végétarien est quelqu’un qui vit d’un régime de céréales, de légumineuses, de noix, de graines, de légumes et de fruits avec ou sans l’utilisation de produits laitiers et d’œufs ») http://www.vegsoc.org/info/definitions.html.

(7) Grand Larousse de la langue française, Le Grand Robert de la langue française et Trésor de la langue française informatisé.

(8) Cette observation a déjà été faite quelques années auparavant par Jean-Antoine Gleizes (ou Gleïzès, nom qu’il adopta à partir des années 1820), auteur français de la fin du xviiie siècle et du xixe qui publia plusieurs ouvrages historiques et de réflexion sur le végétarisme. Ce dernier se réjouissait ainsi de ce que le peuple français consommait moins de viande que le peuple anglais, « preuve la plus évidente de son perfectionnement ».

(9) Dupré y voit une « création heureuse et logique, mais qui n’a pas eu de succès ». Quoique employé par des gens bien intentionnés, légumiste, dont l’acception première est « Jardinier qui se consacre à la culture des légumes », a probablement dû être appliqué aux végétariens de façon péjorative. Nous en voulons pour preuve le fait qu’il restreigne l’alimentation des végétariens aux seuls légumes et qu’on le retrouve très souvent dans le syntagme secte des légumistes.

(10) Curieusement, végétalien ne fera son apparition dans Le Petit Larousse (qui propose également végétaliste) qu’à la fin du xxe siècle. Le Petit Robert, quant à lui, n’a intégré ce mot qu’en 2007 !

(11) « végétarisme (ris-me) ou végétalisme (lis-me) n. m. (de végétal). Système d’alimentation dans lequel on supprime toutes les espèces de viande ou même tous les produits d’origine animale, dans un but soit prophylactique, soit curatif » (Petit Larousse illustré, 1913).

(12) On considère aujourd’hui les champignons comme un règne à part entière, ne faisant plus partie des végétaux. Les algues bleues sont des bactéries.

(13) On ne saurait non plus, comme le fait le Larousse gastronomique, parler de « pesco-végétarisme » (régime végétarien admettant le poisson). Ce terme, outre qu’il est absurde, est un barbarisme. Il faudrait parler de pisco- ou de pisci-végétarisme. « Le terme pesco-végétarien, calqué sur l’anglais qui l’a sans doute lui-même emprunté à une autre langue, est formé à partir de l’élément pesco-, inexistant en français. L’élément français correspondant au mot poisson est pisci-, du latin piscis, dont sont d’ailleurs tirés certains mots français comme pisciculture » (Le Grand Dictionnaire terminologique). Il en va de même du « pollo-végétarisme » (régime végétarien admettant la volaille)…

(14) Le Grand Dictionnaire terminologique le définit par « Adepte fervent du végétalisme qui n’utilise dans la vie courante aucun produit d’origine animale » et le traduit par « végétalien intégral », « hypervégétalien » ou « végintégriste ». Ces traductions ne nous satisfaisant pas vraiment, nous préférons conserver le mot anglais.


Sources

A supplement to the Imperial Dictionary, sous la dir. de John Ogilvie, Blackie and son, 1855.

Dupré
(Paul), Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, 3 vol., Éditions de Trévise, 1972.

Ernout
(Alfred) et Meillet (Antoine), Dictionnaire étymologique de la langue latine, Charles Klincksieck, 1951.

Esquiros
(Alphonse), « M. Gleïzès. — Le régime des herbes », dans Revue des Deux Mondes, Revue des Deux Mondes, 1846 ; vol. XV, p. 837 à 857.

Gleïzès
(Jean-Antoine), Thalysie, ou la Nouvelle Existence, 3 vol., Louis Desessart, 1840-1842.

Grand Larousse de la langue française
, sous la dir. de Louis Guilbert, René Lagane et Georges Niobey, 7 vol., Larousse, 1989.

Grand Robert de la langue française (Le)
[en ligne, ressource payante], Le Robert, 2005-2008. http://gr.bvdep.com/ (page consultée le 25 avril 2010).

Harper
(Douglas), Online Etymology Dictionary [en ligne]. http://www.etymonline.com/ (page consultée le 25 avril 2010). 

Imperial Dictionary (The)
, sous la dir. de John Ogilvie, 3 vol., Blackie and son, 1854.


Kemble
(Frances Ann), Journal of a residence on a Georgian plantation in 1838-1839, Harper and brothers, 1864.

Larousse
(Pierre), Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, Administration du Grand Dictionnaire universel, 1877 et [1890] ; vol. XVI et XVII (suppléments).

Larousse gastronomique
, Larousse-Bordas, 1997.

Littré
(Émile), Dictionnaire de la langue française. Supplément, Hachette, 1886.

Méry
(André), Les Végétariens. Raisons et sentiments, La Plage éditeur, 1998.

Office québécois de la langue française
, Grand Dictionnaire terminologique (Le) [en ligne], Gouvernement du Québec, 2002. http://www.granddictionnaire.com/ (page consultée le 25 avril 2010).

Oxford English Dictionary [en ligne, ressource payante], Oxford University Press, 2010. http://dictionary.oed.com/ (page consultée le 25 avril 2010).

Payen
(Anselme), Des substances alimentaires, Louis Hachette, 1853.

Petit Robert (Le)
, Dictionnaires Le Robert, 2007.

Petit Larousse (Le)
, Larousse, 2010.

Petit Larousse illustré
, sous la dir. de Claude Augé, Larousse, 1913.

Spencer
(Colin), The Heretic’s Feast : a history of vegetarianism, University Press of New England, 1996.

Suzineau
(René), Le Végétarisme, Seghers, 1977.

Trésor de la langue française informatisé (Le)
[en ligne], CNRS, Atilf, 2002. http://atilf.atilf.fr/ (page consultée le 25 avril 2010).

« Vegetarian Society », dans Scientific American, Munn and Company, 6 janvier 1849.


Vegetarian Society of the United Kingdom (The)
, Vegetarian Society [en ligne].
http://www.vegsoc.org/ (page consultée le 25 avril 2010).

Webster
(Noah), An American dictionary of the English language, G. et C. Merriam, 1865.
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